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22- 24 septembre 2005, Hôpital St. Anne Paris
Influence de l’hypnosuggestion dans les pratiques de Freud et Jung,
6 ème Congrès de l’Association Européenne pour l’histoire de la Psychiatrie, organisé par le GEHP (groupement d’Etudes sur l’Histoire de la Psychiatrie). |
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INFLUENCE DE L'HYPNOSUGGESTION DANS LES PRATIQUES DE FREUD ET JUNG
L’influence qu’exerça le professeur Jean-Martin Charcot (1825-1893) sur Freud, lors de son séjour à Paris en 1885, fut certainement très déterminante dans l’émergence de la psychanalyse. Freud qui étudie l’histologie et l’anatomopathologie, est rapidement fasciné par le charisme de Charcot et sous son influence s’intéresse à la neuropsychologie. Il redécouvre une pratique clinique « hypnosuggestive » autoritariste, dans laquelle la suggestion joue bien davantage un rôle que l’hypnose en soi. La réalité de l’hypnose comme phénomène psychique lui est déjà connue, mais l’utilisation de l’hypnose suggestive enseignée par Joseph Breuer l’a conduit à une certaine frustration par rapport à l’effet temporaire des améliorations consécutives à l’abréaction… Dubitatif, non satisfait par le peu d’explication du phénomène, il se tourne non sans hésitation en 1889 vers l’école de Liébeault (1823-1904) à Nancy, laquelle, sous l’impulsion d’Hippolyte Bernheim (1840-1919), exploite la suggestion : il n’existe pas, en effet, pour le jurassien Bernheim d’hypnose, mais « des phénomènes de suggestion exaltée qu’on peut produire dans le sommeil naturel ou provoqué ».
La pratique de la psychanalyse telle que Freud l’élabore vers 1890 se serait, « classiquement » selon bon nombre de psychanalystes, « totalement affranchie » de l’hypnose. Une telle affirmation ne peut reposer que sur la méconnaissance de la nature de l’hypnose et résulte d’évidence de la confusion historique et scientifique qui fait assimiler l’hypnose clinique aux pratiques d’hypnosuggestion du 19ième siècle. Charcot tente, à la faveur de l’augmentation de la suggestibilité dans l’hypnose, d’obtenir des résultats à la précision chirurgicale, très spectaculaires, dans l’exploration et l’exploitation neurologique de l’hystérie : faire et défaire des symptômes de conversion par exemple. C’est, de toute évidence, une pratique désuète au regard des acquis de la psychothérapie contemporaine et totalement différente de l’hypnothérapie actuelle, ne serait-ce que par la prise en compte d’un inconscient et de la parole de l’autre.
Carl Gustave Jung (1875-1961) est sensibilisé à l’hypnosuggestion par Bleuler. Il l’abandonne dès une première utilisation auprès d’une patiente hystérique, alors qu’il débute une pratique privée. Il décide, saisi d’une indignation intellectuelle devant la guérison « miraculeuse » de la patiente, de se mettre à l’étude des phénomènes inconscients sous jacents à l’hypnose… Il met au point une technique dérivée de l’hypnosuggestion et de la psychanalyse freudienne naissante qu’il nommera « psychologie des complexes », puis « psychologie analytique » et qui met en pratique une amplification de l’association libre, « l’imagination active ».
L’approche clinique de l’hypnose post-analytique et les récents éclairages de l’imagerie médicale précisent l’apport de l’hypnose dans nos pratiques psychothérapeutiques actuelles, ou dans les techniques plus ouvertes de développement personnel.
Il n’existe pas de définition simple de l’hypnose. Le mot fut créé par le chirurgien anglais James Braid (1795-1860) pour définir un « sommeil artificiel » au cours duquel pouvait être suggéré l’analgésie d’une partie du corps. En France le Dr. Jules Cloquet pratique en 1829 la première ablation d’un cancer du sein pendant « le sommeil magnétique » [1]. L’utilisation à des fins psychiques de la transe hypnotique est née en occident du courant suscité par un médecin Souabe, Franz Anton Mesmer (1734–1815), et peut-être aussi des pratiques du fameux exorciste qu’était le père Gassner (1729–1779). Ce qui fut nommé dès lors le « mesmérisme » a essaimé dans le monde entier sous différentes formes (le mesmérisme s’établit en Amérique sous le vocable mesmerism et donne le verbe to mesmerize, aujourd’hui synonyme d’hypnotiser). En France l’hypnose connaît un essor grâce au neurologue parisien Jean-Marie Charcot (1825–1893), mais aussi à Nancy, dans le droit fil de la technique suggestive du Dr. Emile Coué (1857–1926) [2], par les réflexions et la pratique clinique du Dr. Bernheim (1840–1919). Freud et Jung utilisèrent l’hypnose suggestive au travers de techniques transmises respectivement par Charcot, Bernheim et Bleuler. Ces techniques, tout comme celle de la catharsis hypnotique de Breuer, n’ont rien en commun avec les techniques actuelles « d’hypnothérapie ». Freud inaugure la « talking cure », cure de parole, renouant sans le savoir avec une technique déjà utilisée par le célèbre Marquis de Puységur, Amand-Marie-Jacques de Chastenet (1751-1825). Elève de Mesmer, il soignait déjà non plus grâce au fluide qu’il jugeait inutile mais grâce à l’usage d’une parole partagée, inaugurant ainsi l’ère des psychothérapies. Enfin pour compléter ce rapide historique, rappelons que Pierre Janet (1859–1947), médecin, psychologue et philosophe français a donné à la transe hypnotique une base théorique (non reconnue par Freud) : la théorie de la dissociation, reconsidérée dans les années 70 en Amérique par Ernest Hilgard et nommée théorie de la néodissociation.
L’hypnose est une manifestation psychophysiologique naturelle de la conscience en état de veille, survenant spontanément à certains moments, probablement d’acquisition phylogénétique ancienne. En effet de nombreuses espèces parmi les mammifères présentent des phénomènes de conscience assez comparables. Il s’agit par exemple de la sidération d’une proie par le chien d’arrêt, d’une poule par un prédateur, ou encore du sanglier qui tombe – au sens propre – en catalepsie dans certaines circonstances. Le mot hypnose est malheureusement devenu au fil du temps inducteur d’une fausse représentation du phénomène, liée à l’utilisation de la suggestion associée à l’hypnose dans certains spectacles. Il ne s’agit d’un état de somnolence qu’en apparence. C’est en fait un état d’hyperactivité corticale, authentifié en imagerie médicale grâce à l’utilisation d’une caméra à positrons.
Au plan psychologique, l’hypnose présente un ensemble de caractéristiques communes avec les états de transe : le sujet semble absent vis-à-vis de son environnement, voir absent de son corps, quoique éminemment présent à lui-même, d’où l’hypothèse qu’il s’agit d’un état de conscience « élargie » ou « amplifiée ». Les manifestations plus externes de la transe sont relatives au contexte culturel ou thérapeutique. Alors que les états de transe légère sont communs et de survenue spontanée, les états plus profonds ne surviennent qu'a l'occasion de moments particuliers: choc affectif, sidération, recherche d'état de méditation profond, techniques d’induction spécifiques... Il faut donc distinguer le dénominateur commun de toute transe, l’état psychophysiologique en soi, d’un rituel plus ou moins spectaculaire, correspondant à un objectif opératif précis, réduit d’ailleurs à sa plus simple expression dans le contexte de l’hypnothérapie. Il est d’ailleurs difficile dans ce dernier contexte d’affirmer qu’un sujet est ou non en état d’hypnose, cette question étant en réalité dans ce contexte sans réel intérêt. De même, il n’existe pas au sens psychophysiologique différentes formes d’hypnose. Qu’il s’agisse d’hypnose « nouvelle » ou «ancienne », d’état sophronique, d’hypnose conversationnelle selon la technique d’induction de Milton Erickson (1901–1980) ou encore « d’EMDR », appellation récente d’une technique en vogue au 19ième siècle nommée « phosphénisme », le dénominateur commun de l’état de transe hypnotique est toujours identique : il repose sur un effet de dissociation psychique.
Freud et Jung abandonnent l’hypnosuggestion, pour des raisons d’efficacité thérapeutique et techniques. Mais Freud définit clairement l’état requis pour favoriser la libre association comme un état hypnoïde. Or cet état hypnoïde est bien dans l’acception actuelle l’état d’hypnose en soi, un dénominateur commun repérable dans différents contextes cliniques, facilitateur de facteurs favorables aux remaniements psychiques.
L’état hypnoïde trouve un premier achèvement dans la psychanalyse freudienne (utilité de l’état hypnoïde dans la cure type), dans la psychologie analytique jungienne (technique de l’imagination active). Enfin un second achèvement naît des travaux de Hilgard et de l’école de Palo Alto avec Milton Erickson qui inaugure dans la thérapie brève des techniques d’hypnose «conversationnelles». De façon sommaire, nous pouvons considérer qu'il existe différentes voies d'utilisation de l'hypnose : la transe hypnotique est l’outil mis en œuvre dans des contextes aussi différents que le traitement de la douleur (hypnoanalgésie), les psychothérapies comportementales et cognitives, les thérapies d’inspiration analytique (hypnoanalyse, relaxation analytique, l’imagination active jungienne…), les thérapies brèves (thérapies ericksoniennes, systémiques…).
L’originalité de l’utilisation de l’hypnose dans ces contextes très différents réside dans cette capacité très curieuse qui naît chez le patient en auto transe (transe encouragée par le thérapeute mais relayée par le désir du patient) de mobiliser un ensemble de ressources non mobilisées et/ou non mobilisables en temps ordinaire.
Dans le cadre des psychothérapies, l’hypnose autorise par exemple un « revécu » de scènes traumatiques ou de souvenirs variés, par opposition à l’habituel « narration ». La mobilisation conjointe des affects et des souvenirs autorisent semble-t-il, sans abréaction, une véritable réorganisation psychique au décours de la séance. La mobilisation psychique obtenue se poursuit en général les jours qui suivent et opèrent des remaniements psychiques sur un plus long terme.
La conscience « élargie » que possède alors le sujet favorise l’accès à certaines ressources psychiques existantes d’ordinaire, bien que peu ou pas actives. Le « non, ou pas-encore-représenté » voire le non-représentable se manifeste par exemple sous forme d’un langage du corps, de « représentations cœnesthésiques », ou par le biais de mise en mouvement du corps fantasmatique, voire encore par la métaphorisation sous forme de rêves éveillés. La proximité avec l’imagination active jungienne est alors évidente.
Le psychisme peut aussi déclencher un ensemble de réactions physico-chimiques de nature à modifier l’état corporel, de façon passagère comme dans l’hypnoanalgésie, ou plus durable dans le traitement d’affections telles que l’asthme, l’hypertension essentielle, l’eczéma…
Si les techniques d’imagerie récentes telle que le petscan permettent de visualiser la réalité d’un fonctionnement cérébral particulier à l’hypnose, la nature profonde des modifications obtenues restent actuellement obscures. L’hypnose nous place devant des phénomènes de guérisons certaines, et cela en Europe depuis Messmer et Puységur. Il existe très certainement des liens entre les techniques des tradithérapeutes et des hypnothérapeutes : de la même façon que l’étude des plantes utilisées par les guérisseurs amazoniens et leur manière de les « sélectionner » nous apportent de nouveaux médicaments et de nouvelles conceptions philosophiques, l’étude des techniques traditionnelles pourrait nous éclairer sur nos pratiques.
SIGMUND FREUD (1856 - 1939) ET L'HYPNOSE
Un ensemble de faits et de réflexions l’amène à renoncer à l’hypnosuggestion.
L’utilisation de la méthode hypno-cathartique suggestive de Joseph Breuer (1881) l’a conduit à une certaine frustration par rapport à l’effet temporaire des améliorations consécutives à l’abréaction. Il suspecte chez certains patients la survenue de fantasmes érotiques comme composante psychique, réflexion anticipant le concept de transfert qu’il découvre lors d’une transe hypnotique. Freud se considérait comme un piètre hypnotiseur [3], sans doute était-il peu disposé à s’adonner à la formulation de suggestions hypnotiques qui nécessite une prise de décision, et pose la question de l’influence, de la toute puissance et finalement de l’éthique. Il dit abandonner progressivement l’hypnose au profit de la technique de la libre association, base de la structure de la psychanalyse classique avec l’interprétation des rêves et l’interprétation du transfert.
Riche de l’expérience du travail avec l’hypnose, nous remarquons que Freud est très conscient de la nécessité de laisser place à l’expression affective plutôt que cognitive, ce qu’il évoque dés 1892 dans « Communication préliminaire des Etudes sur l’hystérie » : « La remémoration dénuée d’affect (affekloses erinnern) est presque toujours sans effet ; le processus psychique qui avait surgi originellement doit être répété de façon aussi vivante que possible (lebhaft… wiederholt), remis au stadum nascendi et alors « verbalisé ». C’est en 1892 qu’il inaugure la méthode de remémoration consciente, ou « des associations libres », technique progressivement épurée de toute élément suggestif jusqu’à abandon de l’hypnosuggestion vers 1896 au profit de ce que nous nommons aujourd’hui état hypnoïde, facilitateur du revécu.
Force est de constater à partir de l’expérience clinique de la cure type et de l’hypnothérapie d’inspiration analytique qu’il n’existe de véritable analyse que lorsque l’analysé est capable de régression formelle au sens freudien : il est alors capable dans cet état spécifique et essentiellement dans cet état, de laisser libre cours à un mode de pensée associatif. Il ne saurait-y avoir d’analyse sans régression formelle (structurale) et sans pensée associative : en particulier toute pensée rationalisante engendre une cérébralisation du discours qui devient une construction défensive qui s’oppose franchement au processus analytique. A ce propos Freud cite une lettre de Schiller à Körner, son ami se plaignant d’une faible fécondité littéraire : « Il me semble, écrit Schiller, que la racine du mal est dans la contrainte que ton intelligence impose à ton imagination. Je ne puis exprimer ma pensée que par métaphore …/… Dans un cerveau créateur tout se passe comme si l’intelligence avait retiré la garde qui veille aux portes… ».[4]
L’état de régression formelle freudien (somation de la régression ontogénique et temporelle), qui facilite le fameux « palper de l’inconscient » est précisément l’état hypnoïde requis dans tout processus d’hypnothérapie contemporaine : il s’agit de la manifestation la plus directe de la dissociation, dissociation spontanée à différencier de la dissociation associée au refoulement, ou de la dissociation psychotique, ce qui ressort clairement de la consultation des échanges entre Freud et Morton Prince.
Freud abandonne l’hypnosuggestion, il conserve sans le savoir une forme d’hypnose auto induite, grâce à la prescription de la règle formelle. Voici ce qu’il dit à ce propos : « La méthode exige une certaine préparation du malade. Il faut obtenir de lui à la fois une plus grande attention à ses perceptions psychiques et la suppression de la critique, qui ordinairement passe au crible les idées qui surgissent dans la conscience. Pour qu’il puisse observer et se recueillir, il est bon de le mettre dans une position de repos, les yeux fermés ; pour qu’il élimine toute critique, il est indispensable de faire des recommandations formelles. On lui explique que le succès de la psychanalyse en dépend : il faut qu’il observe et communique tout ce qui lui vient à l’esprit …/… Au cours de mes travaux de psychanalyse, j’ai observé que l’attitude psychique d’un homme qui réfléchit est très différente de celle d’un homme qui observe ses propres réflexions …/… Comme on le voit, il s’agit, en somme, de reconstituer un état psychique qui présente une analogie avec l’état intermédiaire entre la veille et le sommeil et sans doute aussi avec l’état hypnotique, au point de vue de la répartition de l’énergie psychique (de l’attention mobile). Les représentations non voulues qui surgissent se transforment en images visuelles et auditives … /… Les représentations « non voulues » deviennent ainsi « voulues ».[5]
Dans « Le petit abrégé de la psychanalyse » publié en 1924,[6]nous pouvons lire : « On ne surestimera jamais trop l’importance de l’hypnotisme dans la genèse de la psychanalyse. D’un point de vue théorique comme d’un point de vue thérapeutique, la psychanalyse gère un héritage qu’elle a reçu de l’hypnotisme …/… Le pas le plus lourd de conséquence fut bien sa décision (de Freud) de renoncer à l’auxiliaire technique de l’hypnose…/… Freud s’avisa alors de mettre à sa place la méthode de libre association, c'est-à-dire qu’il fit obligation aux malades de renoncer à toute réflexion consciente et de s’abandonner, dans une concentration paisible, à la poursuite de leurs idées spontanées (non voulues) (« de palper la surface de leur conscience»).
Dans une contribution lors d’un colloque à Cerisy, Jacques Palaci[7]précise la question de l’auto induction d’une transe hypnotique légère, c'est-à-dire d’un état hypnoïde dans la cure : « L’association libre, en dehors du caractère particulier de communication, implique le renoncement relatif à une parole par rapport à l’autre (une régression volontaire), qui peut trouver son origine dans le renoncement au contrôle du conscient qui a lieu dans l’état hypnotique – ancêtre primitif de l’association libre. De même que celle-ci, il a pour but d’activer le processus primaire de fonctionnement mental, de provoquer une forme de clivage de la personne, de plus, de favoriser une relation d’objet précoce (une sorte de relation symbiotique, fusionnelle), de même qu’une remémoration plus ancienne avec la mobilisation d’affects premiers, tout ceci dans le contexte de phénomènes transférentiels variés. »
Enfin il faut ajouter que Freud fait rapidement l’expérience de la dyade thérapeute/patient dans les techniques introduisant la dissociation/régression. Ainsi écrit-il : « L’expérience montra rapidement que le médecin analysant se comporte ici de la façon la plus adéquate s’il s’abandonne lui-même, dans un état d’attention uniformément flottante, à sa propre activité mentale inconsciente, évite le plus possible de réfléchir et d’élaborer des attentes conscientes, ne veut, de ce qu’il a entendu, rien fixer en particulier dans sa mémoire et capte de la sorte l’inconscient du patient avec son propre inconscient. On remarqua alors, quand les circonstances n’étaient pas trop défavorables, que les idées subites du patient avançaient par tâtonnements, en quelque sorte comme des allusions vers un thème donné, et que l’on n’eut plus soi-même qu’à oser un pas de plus en avant pour deviner et pouvoir communiquer au patient ce qui lui était à lui-même caché. Certes, ce travail d’interprétation… ».[8]
Palaci insiste sur le concept « d’empathie-introspective » et considère à la lumière de la théorie des transferts narcissiques qu’il est permis de supposer à propos de la nature de la relation hypnotique « qu’il s’agit là d’un processus de réactivation de la relation d’objet narcissique préœdipienne, d’une déstructuration partielle où les limites psychiques entre le sujet et l’autre (l’objet) se confondent. Il est compréhensible que cet état premier, fusionnel, symbiotique où l’on est pris en charge par l’autre représente un attrait (du fait qu’il gratifie un désir inconscient), de même qu’une menace pour le sujet de la perte de son identité (autonomie).[9]
Il n’est pas nécessaire d’insister davantage sur la filiation de la psychanalyse freudienne et de l’hypnose. L’hypnose, quelque soit la manière de la nommer, est du point de vue de la relation, un transfert. Dans toutes les techniques faisant appel à la dissociation et à la régression structurale, qu’il s’agisse de développement personnel ou de psychothérapie, voir de tradithérapie, il existe un « champ transférentiel » une dyade où objet et sujet se fondent. C’est à l’intérieur de cette « alliance thérapeutique » en dehors des limites du réel, en dehors de l’espace temps conventionnel que se joue alors une restructuration psychologique.
CARL GUSTAV JUNG (1875 - 1961) ET L'HYPNOSE
Jung fut sensibilisé aux processus inconscients au début de sa carrière, alors qu’il participait à la recherche menée par Wundt sur "les associations de mots", à la clinique psychiatrique de l’université de Zurich, le Burghölzli. Il s’agissait de lire une liste de mots à des sujets qui devaient pour chaque mot donner en réponse un mot "évoqué". Par exemple "jardin" pourrait évoquer "vert" etc. C’était une importante recherche à l’époque, introduite par Wundt, comme voie d’exploration et d’explication de la manière dont l’information était structurée et associée dans la pensée. Alors que l’accent était mis sur la compréhension de la qualité de la relation existant entre un "mot stimulus" et le mot qui lui était "associé" dans la réponse des sujets (par exemple "similarité", "différence"…), Jung prêta attention aux réponses manquantes ou différées. Il lui semblait que, souvent, les réponses manquantes chez un même sujet renvoyaient à une même association. Il présuma alors qu’il existait un facteur sous-jacent, inconscient, activé par le ou les mots stimuli. Il posa l’hypothèse que ce facteur distordait momentanément la conscience et interférait avec le mot qui devrait être énoncé. Il nomma ce facteur inconscient : "Complexe".
La psychologie des complexes établie à partir de l’observation était un terme que Jung considérait comme fondateur de son école de pensée après la rupture d’avec Freud en 1913. Il en vint toutefois à considérer que le terme de psychologie analytique correspondait à une meilleure description de la forme de psychologie qu’il voulait suggérer.
Jung s’intéresse à l’hypnose qui lui semble relever de processus inconscients. Dans son autobiographie, Ma vie, il décrit ses premiers succès avec l’hypnose. Il relate le cas d’une femme venue le consulter, présentant un symptôme de conversion. La paralysie hystérique d’une jambe dont elle souffrait depuis 17 ans fut levée en une séance ! Alors que Jung lui propose de la traiter par hypnose, elle sombre spontanément, sans autre forme d’induction, dans une transe au cours de laquelle elle associe dans un travail de rêverie hypnotique pendant une demi-heure. Jung ne parvient à l’arrêter qu’après dix minutes d’effort, et lorsqu’elle sort de transe, elle jette au loin ses béquilles, s’écriant qu’elle est guérie. Jung avoue qu’il n’avait pas la moindre idée de ce qui s’était passé.
Tout comme Freud, Jung fut inquiété par l’empressement de certaines patientes à son égard. Il semble anticiper les théories du transfert et semble avoir à l’idée que l’hypnose repose sur un transfert positif, alors que le travail du psychanalyste pourrait être supporté sans un tel transfert, voir même avec un transfert négatif : « Ce que nous psychanalystes découvrons à nos dépends chaque jour – et aussi nos patients –, est que nous ne travaillons pas avec le transfert, mais contre lui et en dépit de lui. De là nous ne sommes pas investis de la confiance du patient mais de sa critique ». Il pose l’hypothèse que le transfert pourrait être le facteur de l’hypnose. Le lien hypnotique lui évoque la relation du père à l’enfant et l’invite à croire au danger d’une dépendance. Une des fonctions du transfert pourrait être selon lui la construction d’un espace "compensatoire", là où il n’y a pas d’espace commun entre le médecin et le patient.[10]
Ce sont ces considérations et l’expérience de la fameuse patiente qui conduisirent Jung à abandonner l’hypnosuggestion. Il écrit à ce sujet : « permettez que j’exprime une fois pour toute que je n’ai pas abandonné l’hypnose parce que je voulais éviter de traiter avec les forces fondamentales de la psyché humaine, mais parce que je voulais mener la bataille directement avec elles, et ouvertement »[11].
Jung insiste sur l’importance d’aider le Moi du patient à se confronter, au travers de l’analyse du rêve et de l’imagination dynamique, à son propre inconscient et dans ses propres termes, plutôt que de tenter de manipuler par des interventions, une reconstruction tacite de l’identité du patient, sans sa participation consciente. Jung place les patients en situation de régression thérapeutique, c'est-à-dire en situation favorisant ce qu’il nomme « le laisser advenir ».
La théorie des rêves devient le lit explicatif de la psyché jungienne. Dans le rêve, on ne fait pas que constater la présence des complexes[12], mais tout comme dans la clinique, et le fait est d'importance, on observe ce que le psychisme manifeste avec ces complexes activés : autrement dit, un ensemble de complexes représente la vie inconsciente, leurs mises en lien dans un scénario exprimant les problématiques inconscientes. Il va sans dire que la libre association, l’imagination active (ou créatrice) jungienne, le travail associatif dans les états de conscience modifiés mettent également en scène ces complexes, qui peuvent alors faire l’objet d’un travail thérapeutique. Ces techniques reposent sur la capacité innée de symbolisation de la psyché nommée par Jung la fonction transcendante. L’hypnothérapie analytique prolonge la vie du rêve au cours de la séance créant ainsi un système symbolique métaphorique, agissant comme un tiers, activant restructurations, prises de conscience et changements.
Pour mieux appréhender le rôle du processus de symbolisation, il faut avoir présent à la mémoire que l’effort de volonté est peu efficace à provoquer le changement. Les épreuves de lavage de cerveau pratiquées à l’époque de la chasse aux sorcières, y compris celles utilisant une substance provoquant des malaises (Naloxone),[13] se sont avérées inefficaces quant à modifier de façon durable un comportement. Les blocages affectifs, les amnésies, les actes manqués, ne sont d'ailleurs que peu influencés par la volonté: l’effort augmente le plus souvent l’amnésie. Selon Jung, cet "effort" ne peut se manifester qu’au sein de l’image de soi existante à un moment précis, (assimilée à l’Ego, au Je du moment), sous l’égide de la fonction transcendante, favorisant la transition d’une image de soi vers une autre.
Nous touchons ici un des points féconds de la divergence théorique entre Freud et Jung à propos de la question du refoulement. Le modèle freudien dépeint un Moi relativement stable (image de soi), qui se "protège" lui-même contre les pulsions provenant de l’Inconscient, alors que Jung insiste sur une structure relativement instable du "Moi-Persona-Ombre" qui posséderait en elle–même un ensemble de possibilités dissociatives normales ou naturelles. En sorte que, l’image de soi « spécifique », habituelle à laquelle s’identifie le Moi, est accessible librement, assez facilement par le rêve ou les techniques amenant la psyché à se dissocier (libre association, état hypnoïde, oniroïde …) La théorie de Jung s’appuie davantage sur le modèle de dissociation de Pierre Janet, tout en accordant plus d’importance à l’inconscient [14]. La dissociation serait donc, dans la conceptualisation jungienne, une des caractéristiques de l’appareil psychique, qui, contrairement à la conception freudienne, ne serait pas exclusivement associée au refoulement et à l’amnésie. La dissociation ainsi conceptualisée n’est par ailleurs en rien assimilable à une désorganisation de la personnalité, telle qu’elle se manifeste dans la psychose.
Morton Prince avait suggéré à Freud la portée limitée d’une conception théorique étroite de l'amnésie, qui en la forme n’était pas applicable au type d’amnésie survenant spontanément dans l'ensemble des états dissociés.
La remarque revêt une grande importance. En effet dans l’hypothèse freudienne, la dissociation est le factotum du mécanisme de refoulement dont elle est la condition nécessaire et suffisante pour provoquer l’amnésie: le matériel refoulé est mis de côté dans un espace non accessible directement à la conscience. Sans réfuter la conception freudienne du mécanisme d’amnésie et de dissociation, Prince en conteste l'universalité.
Prince considère la dissociation comme un mécanisme commun aux phénomènes "de distraction, de pré sommeil, de crises d'hystéries, de transes, d’hypnose, de narcolepsie, de la suggestion post-hypnotique, etc. » L'amnésie, selon lui, rend compte des « états de conscience modifiés » et s’avère un mécanisme de portée plus général: "L'oubli d'un rêve est seulement un exemple particulier d'amnésie propre aux états dissociés. Toute explication satisfaisante de cette amnésie ne doit pas en méconnaître les autres formes, et doit être en accord avec elles. Le défaut dans l'explication freudienne de cette amnésie à en satisfaire les autres types est, à mon avis, une objection fatale à sa théorie" (de la dissociation).[15]
La technique psychanalytique développée par Jung (l’imagination active ou créatrice) est si proche de l’hypnothérapie analytique que les patients ayant expérimenté l’une et l’autre ont du mal à en concevoir la différence.
CONCLUSION
Bien que la cure type freudienne soit bien plus éloignée de l’hypnothérapie analytique que la cure jungienne, en particulier en raison des conceptions divergentes de l’inconscient, il semble que l’élément fondamental, le dénominateur commun de toutes ces technique et théories repose sur un état psychique particulier dont la spécificité ne fait plus de doute grâce aux études en imagerie médicale. Il n’est pas indispensable de le nommer « hypnotique », il pourrait tout aussi bien se nommer état dissociatif spontané, ou état de dialogue affectif…François Laplantine [16] cite Georges de Bellerive, célèbre voyant lyonnais, qui nomme l’état de voyance (de transe) un “acte d’amour”, qui amène à vivre l’état affectif mental de l’autre. Jung écrit à ce propos : “ Les méthodes divinatoires doivent pour l'essentiel leur efficacité à la même relation qu'elles entretiennent avec les comportements émotionnels : en touchant une disponibilité inconsciente [il ne s'agit pas ici de l'inconscient au sens freudien], elles suscitent l'intérêt, la curiosité, l'attente, l'espérance et la crainte, et par là une prépondérance correspondante de l'inconscient. ”Cet acte de “ compassion ”, au sens étymologique de “souffrir avec” ou plus exactement l’empathie du thérapeute, terme qui à mon sens devrait se substituer à neutralité du thérapeute, génère une certaine identification à l’autre au cœur d’une dyade thérapeutique. Mais faut-il encore à ce stade parler de dyade, ne faut-il pas plutôt parler de monade ?
[1] CLOQUET Jules, « Ablation d’un cancer du sein pendant le sommeil magnétique », Archives de médecine, 1829, 1er série, tome 20, p 131.
[2] Le psychiatre Georgi LOZANOV né à Sofia en 1926, reprendra la méthode de Coué, basée sur l’effet et le renforcement de la suggestion dont la devise était « Tous les jours et à tous points de vue, je vais de mieux en mieux ». Il crée la « suggestologie » et fonde un institut en 1966.
[3] FREUD Sigmund, in « Résultat, idées, problèmes », « Petit abrégé de psychanalyse », Ed..Puf., 1940, 1987, P. 101.
[4] FREUD Sigmund, « Interprétation des rêves » PUF Ed. 1926, 1987. P. 96.
[5] Ibid note 2, Pp. 94-95.
[6] Ibid note 1, P. 99, 101.
[7] PALACI Jacques, «Psychanalyse, Transfert et Hypnose » in « La suggestion, hypnose, influence, transe », Colloque de Cerisy, sous la direction de Daniel Bougnoux, Collection Les empêcheurs de penser en rond, 1991. Pp. 109-120.
[8] Ibid Note1, « La psychanalyse, art de l’interprétation ». P. 56.
[9] Ibid note 5.
[10] CW 16, p. 139.
[11] CW 4, p. 601.
[12] De même que les archétypes sont les contenus de la psyché objective (l’inconscient collectif), les complexes sont des contenus de l’inconscient personnel ; ils sont les unités de base de la psyché, neutres par essence, mais pouvant être activés de façon pathogène ; complexes et archétypes étant deux structures reliées intimement. L’exploration profonde des complexes permet éventuellement d’expérimenter des images archétypiques.
[13] Les psychothérapies d’inspiration « comportementale », visent à la création de véritables réflexes conditionnés, à l’établissement de mécanismes psychiques de répulsion ou d’attirance sous l’effet de récompenses ou de sanctions. Le film Orange mécanique montre une séquence où un délinquant sexuel visualise des images propres à l’exciter, et d’associer à cette excitation un stimulus désagréable.
[14] FREY – ROHN, 1974, pp 4-5
[15] PRINCE Morton, “The mechanism and interpretation of dreams”, The Journal of Abnormal Psychology, October- November, 1910.
[16] LAPLANTINE François, « Un voyant dans la ville », Ed. Payot, 1985,1991.
« L’acte de voyance est un scénario comparable à celui de la création du rêve, comparable à la production d’une œuvre littéraire, d’un tableau ». Pp. 85. |
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